REFLET DE LETTRES

poursuit, avec ce 2e numéro, l'envoi de ses comptes-rendus de lecture réguliers, qui seront archivés au fur et à mesure sur le site de Formules
http://www.formules.net

Nous vous informons d'autre part que les revues Formules et Formes poétiques contemporaines
seront présentes sur le stand de la région Île-de-France au prochain Salon du Livre,
qui se tient du 17 au 22 mars 2006 à la Porte de Versailles.

Compte-rendu de lecture n° 2

Par Astrid Poier-Bernhard

OPLEPO – L’histoire, les plagiats par anticipation, les contraintes et les exploits du groupe italien – à l’occasion de la publication de
La Biblioteca Oplepiana (Zanichelli 2005).

Après Oplepiana. Dizionario di Letteratura Potenziale, version italienne de l’Atlas de littérature oulipienne, Raffaele Aragona a pris en charge la publication de La Biblioteca Oplepiana en un volume. Le lecteur qui comprend l’italien a maintenant l’occasion de lire les textes à contraintes que les auteurs oplepiens ont publiés sous forme de « plaquettes » à partir de 1990 et dont la plus grande partie était épuisée. Le président de l’Oplepo est actuellement Edoardo Sanguineti, auteur oplepien « ante litteram ». Dans son introduction Sanguineti met en relief qu’il s’est établi une différence entre Oulipo et Oplepo : si pour l’Oulipo l’invention concerne le texte, pour l’Oplepo c’est  la regola, la contrainte, qui doit être inventée (p. 6). En fait l’invention d’une nouvelle contrainte littéraire – et l’application de celle-ci – sont les conditions pour devenir membre du groupe italien.

Dans ses Prolegomeni a una logomachia (p. 7-14) Raffaele Aragona présente la poétique et quelques textes exemplaires de l’Oulipo comme La Disparition ou Se una notte d’inverno un viaggiatore dans lesquelles « la struttura acquista un peso rilevante e determinante nell’economia generale del testo » (p. 9). Ensuite il évoque le début de la réception de la littérature potentielle en Italie, dans laquelle la revue « il Caffè », fondée en 1953 par Giambattista Vicari, a joué un rôle important. On en apprend plus dans un article d'Aragona,  Oplepo. Un po’ di storia   (La regola è questa, 2002), et dans un autre (du même recueil) d’Anna Busetto Vicàri intitulé ‘il Caffè’ letterario e satirico. De même que l’Oulipo avait été fondé comme sous-commission du Collège de ’Pataphysique, c’est du côté de la science des solutions imaginaires qu’on s’est d’abord intéressé en Italie à « la letteratura potenziale » – dans l’Accademia degli Informi (à laquelle appartenaient aussi Raymond Queneau et François Le Lionnais), puis dans le Seminario Permanente di Letteratura SperimentaleL’istituto di Protesi Letteraria s’était proposé de produire de la littérature italienne « nella sfera e secondo gli stimoli della genetica combinatoria » (Vicàri, S. 26.).

En 1985, Ruggero Campagnoli et Yves Hersant ont publié La Letteratura potenziale creazioni ri-creazioni ricreazioni, la version italienne de l’ouvrage connu en français ; en 1990 Ruggero Campagnoli, Domenico d’Oria et Raffaele Aragona ont fondé l’Opificio di Letteratura Potenziale. Si le beau recueil de la Biblioteca Oplepiana ne contient pas les numéros 1, 4, 6 et 10 (contributions de Ruggero Campagnoli), c’est en raison d’une scission provoquée par un désaccord sur la liberté qu’un « auteur à contraintes » peut prendre.

Stand by est le titre d’un article de Brunella Eruli qui contient des réflexions sur la question de l’inspiration et les différents aspects de la notion du « potenziale ». Dans L’OpLePo e i plagiari per anticipazione , Paolo Albani présente des travaux expérimentaux de Bruno Munari (ABC Dadà, 1944), de Nanni Balestrini (Poesie pratiche, 1954-1969, basés sur la combinatoire et l’auxiliaire électronique), d’Adriano Spatola (L’oblò, pseudo-roman interactif) et de Renato Pedio (Poesie a schema multiplo). Puis il nomme trois auteurs qui ont écrit pour l’IPL (Istituto di Protesi Letteraria) – Guido Ceronetti, Giampaolo Dossena et Luigi Malerba – sans dire un mot sur leurs textes mais en faisant une référence à une anthologie éditée par lui-même en 1991 : Le cerniere del colonnello. Antologia degli scritti dell’Istituto di Protesi Letteraria . On apprend là que le programme de l’institut comprenait nombre de contraintes oulipiennes: « Intarsi, Centoni, Olorime, Zagagliamenti, Crittografie, Giochi polisemici, Poesie tangenti, Racconti intersecati, Racconti a cassetti, Tautogrammi o Circoli Viziosi, Versi eurofallici (croissants), Contrazioni alfabetiche, Teste-coda anastrofiche, Permutazioni, Poesia antonimica, Lipogrammi, Chimere, Tautofonie, Racconti diramati, Trasformazione per proiezione, ecc. » Dans son article Albani aborde aussi les activités pré-oplepiennes de Giorgio Manganelli et d’Umberto Eco. Centuria, de Manganelli, respecte deux contraintes, comme l’auteur l’explique dans la préface de la traduction française du livre : […] « une idée, un récit par feuille » ; et […] ne pas construire d’histoires qui se suivent, ni même que les personnages ne se retrouvent ». Eco, pataphysicien, crée de la littérature ludique et méthodique très tôt et continue de le faire, sans pourtant être membre ni de l’Oulipo ni de l’Oplepo. Albani mentionne les Novantanove proverbi strutturalistici qui étaient publiés en 1972 dans « il Caffè » (écrits anonymement par Eco e Tullio De Mauro), l’article Do your movie yourself, (également de 1972), des textes monovocaliques et lipogrammatiques (publiés dans La Repubblica), une série de « ircocervi » – fusion de deux noms de personnages connus accompagnée d’une définition du nouveau personnage (1987 ; à « Agatha Cristo » correspond par exemple la définition Dodici piccoli apostoli) et une variante des « ircocervi » que l’auteur appelle « finneghismo » (rappellant Finnegans Wake). Un « finneghisme » est un mot valise inventé et doté d’une définition, par exemple « cornitologo » qui serait un « etologo che studia l’adulterio tra uccelli ».

Si Albani constate que certains « giochi di parole » de « Il Secondo diario minimo » d'Umberto Eco ne sont pas datés, de sorte qu’on ne sait pas s’ils ont été publiés avant ou après 1990, « anno significativo dal punto di vista plagiaristico », on se demande quel statut sera attribué à l’auteur – et avec lui à tous les auteurs qui font de la littérature à contraintes en pleine synchronie avec l’Oulipo ou l’Oplepo sans adhérer à ces ouvroirs. On voit que le concept du « plagiat par anticipation » nécessite une distance historique nette pour « fonctionner » comme il est conçu, avec sa bonne dose d’ironie d’une part et « le grain de vérité » d’autre part,  et que de nombreux « plagiaires » de la littérature à contraintes seraient aujourd’hui oubliés si l’Oulipo n’avait pas donné un profil, une cohérence poétique à cette visée littéraire.

Quelles sont alors les contraintes que l’ouvroir italien a créées ? Je commencerai par une contrainte bilingue qu’Elena Addòmine (qui vit à New York) a développée dans « Forme For me » (B. Op. 7). Il s’agit d’une « traduction homographique », comme l’indique le sous-titre, mais il serait erroné d’imaginer son procédé de création comme une traduction. Addòmine a cherché une série de lettres qui peut être lue comme un texte italien et comme un texte anglais, selon la segmentation des lettres :

Musicisti : Music is time, not a lent image ;
meno talenti ma geni niche of frontal passion,
che offron tal passione a rare amanti e sacri dei. ear area.
Inganni, celate com’eran, note Man ties acrid ey’ing an’ nice ;
latecomer, an’ note.

Dans Canto tenero (B. Op. 3) Giuseppe Varaldo a inventé une écriture « mythographémique ». Quatorze strophes à quatre vers (hendécasyllabes) sont une suite ininterrompue de noms mythologiques mais ceux-ci resteraient bien cachés à nos yeux si Varaldo n’avait pas facilité la lecture par une mise en relief – « Atena » se trouve par exemple dans « a te natio ». Comme beaucoup de noms sont moins connus qu’Atena, l’auteur nous les explique sur onze pages. En s’imposant en même temps des contraintes métriques, Varaldo a rendu encore plus difficile son exploit.

Aldo Spinelli écrit avec Le ripartite.Rimbalzo statistico (B. Op. 9) un texte en prose dans lequel chaque neuvième lettre est, dans un rythme constant, un « e », ce qui correspond à la fréquence de la voyelle dans la langue italienne. Je ne citerai qu’une phrase de la narration qui est encadrée et souvent interrompue de réflexions sur le procédé : « Era una superlativa sera ricca d’emozioni, le più vivide di un impreciso pianeta vagante tra nuvole, spazi siderali, nuove mitologie astrali nell’abisso empirico della luna » (p. 138). On voit que là aussi on ne s’apercevrait pas de la contrainte dure si les e n’étaient pas écrites en lettres italiques.

Une B. Op. plus récente (21, 2001), conçue par Ermanno Cavazzoni, contient un « Slittamento proverbiale » se basant sur « I promessi sposi » de Manzoni. Pour chaque substantif, verbe, adjectif et adverbe du premier paragraphe du roman, Cavazzoni a cherché un proverbe qui commence par ce mot. Ensuite il a construit, par les derniers mots de ces proverbes un nouveau texte. Grâce aux proverbes « I promessi a due consorti, non s’illudan, sono già morti » et « Sposi bagnati, sposi fortunati » le titre du nouveau texte est ainsi « Morti fortunati ». Si l’on pense qu’un texte insensé résulte de ce procédé, on se trompe : le nouveau texte surprend par sa cohérence et son humour – je ne cite que les premières phrases :

Due scrittori in riva al mare, giocavano con la sabbia e il secchiello. C’era seduto un terzo scrittore nei pressi che scavava con una paletta, e, come assorto, un quarto stava nell’acqua immerso fino ai ginocchi, contemplando le increspature del mare. Tra la sabbia, un quinto scrittore succhiava un gelato. [...] (p. 534)

Un autre travail sur un texte, ou bien, dans ce cas, sur des textes de départ sont les Combinazioni monorime con commento que Piero Falchetta produit dans la B. Op. 5 Frammenti in vita en combinant des vers – tous terminant en -ita – de Dante (Commedia) et de Petrarca (Canzoniere) ; le commentaire en est en général humoristique.

Le grand nombre d’homonymes dans la langue italienne est exploité par Raffaele Aragona dans la La viola del bardo (B. Op. 8) ; Aragona a écrit de petites histoires qui aboutissent en une suite d’homonymes comme par exemple : porto : porto porto porto (p. 124). Au cas où l’on ne comprendrait pas – malgré le contexte créé par l’histoire – la suite extraordinaire d’homonymes, un « dizionaretto omonimico essenziale » explique les différentes formes morphologiques employées et parfois désuètes.

Paolo Albani a rempli plusieurs fascicules de la Biblioteca Oplepiana, dont le n° 12 avec Geometriche visioni (p. 165-196) et le n° 13 avec des Lettere rubate (p. 197-212). Dans la première il s’agit de vingt-six textes poétiques à sept vers et vingt-sept caselles, dans lesquelles Albani inscrit graphiquement toutes les lettres de l’alphabet. Pour le A, par exemple, le A est placé tout au milieu du premier vers, puis il y a deux A dans les deux lignes qui suivent, et quatre A dans le quatrième vers « medito cosaamaramente sono » qui contient le trait horizontal de la lettre. Dans le n° 13 Albani a appliqué une contrainte lipogrammatique spécifique en présentant huit pairs de tercets, dont le premier contient des « r » qui manquent au second : « incredibili mari / guardano pietrosi / l’inerzia di spirati raggi » versus : « incedibili mai / guadano pietosi / l’inezia di spiati aggi ». Les titres sont libres et mettent en relief le sens très différent des tercets.

Màrius Serra, le membre catalan de l’Oplepo, a inventé, avec « Solfeix » (B. Op. 14) une translittération syllabique d’une mélodie : entre les noms des notes qui caractérisent la mélodie, Serra a introduit de nouvelles syllabes, en tenant compte de la durée de chaque note : une semibrève demande par exemple une syllabe de séparation, une semicroma en demande seiza et une semibiscroma soixante-quatre.

La B. Op. 15, de Luca Chiti (mort en 2003) – L’infinito futuro. Sillabe in crescenza – est un travail de « réécriture » qu’on pourrait appeler aussi « pré-écriture » de L’Infinito de Giacomo Leopardi. Pour aboutir à ses hendécasyllabes Leopardi a dû, selon la fiction de Chiti, passer par maintes versions métriques diverses... L’autre B. Op. de Chiti, Il centunesimo canto. Philologica dantesca (B. Op. 18) contient aussi une « fiction philologique » puisqu’elle raconte la découverte du 101e chant de L’Inferno et en donne un commentaire élaboré.

Le recueil contient aussi trois publications collectives de l’Oplepo. Pour Giallo d’Anghiari (1999) les contributeurs ont fixé le genre « mistery story », la longueur du texte, le nombre des lettres du titre, les quatre personnages qui ont les noms et les professions correspondant aux quatre lettres différentes de OPLEPO, et le lieu de l’action – Anghiari, où les Oplepiens s’étaient réunis pour fixer ces règles. Finalement chacun devait aussi intégrer la phrase: « Ogni piccola luce evoca profonde oscurità » . Esercizi di stime. Acronimi elogiativi (2000) rassemble des éloges qui célèbrent, avec diverses contraintes acronymes et pas mal d’ironie, le dixième anniversaire de l’OPLEPO ; Il Doppio. Due per uno (2004) contient des textes bien divers et pour une grande partie très originaux autour du sujet du Colloque de Capri. Comme contributeurs/contributrices à ces publications collectives je voudrais nommer, (à part ceux dont je présente un fascicule de la Biblioteca Oplepiana) Alessandra Berardi, Brunella Eruli, Maria Sebregondi, Domenico d’Oria, Totò Radicchio, Anna Regina Busetto Vicàri et Edoardo Sanguineti.

La B. Op. 23 de Piergiorgio Odifreddi est divisée en deux parties, les Moleskine in Indocina, et les SMS dall’Himalaya. Ecrire une page de la Moleskine – et pas plus – durant toute une année était la contrainte d’un projet d’écriture dont Odifreddi, mathématicien, voyageur, intellectuel qui écrit régulièrement dans Repubblica, nous présente la partie qui raconte un voyage en Indochine (janvier/février 2003). Comme la règle ne concerne que la longueur du texte Odifreddi est libre de raconter, de se confronter avec le présent et le passé des pays qu’il visite avec un regard critique sur l’occident, spécialement sur les États-Unis.

Giulio Bizzarri, qui a contribué – comme Kierkia – déjà à la revue « il Caffè », a fait un travail sur certains chefs-d’œuvre de la peinture (B. Op. 20, Art Caveau. L’invisibilepittura). Un radiologue – Luigi Orbirazzi – développe une méthode pour découvrir les différents stades des tableaux. Il est très surpris des résultats, mais n’ose pas les publier. Plus tard, on découvre le « tesoro Orbirazzi » et c’est maintenant dans La Biblioteca Oplepiana qu’on peut comparer le tableau final avec deux (ou parfois trois) versions antérieures, commentaire inclus.

Avec Preludi. Tempo obbligato (B. Op. 24), Sal Kierkia est l’auteur du numéro qui conclut le recueil ; il s’agit d’une suite de « vrais poèmes » qui essaient de traduire l’atmosphère des 24 préludes de Chopin. Le temps de la récitation d’un poème doit correspondre au temps qu’on met pour jouer un prélude au piano. A la fin du livre on trouve, à part une bibliographie, des informations sur les membres de l’Oplepo et une chronologie des activités oplepiennes dans le domaine de la littérature méthodique.

La diversité des contributions, l’originalité de certaines contraintes et procédés, l’esprit et l’humour qui caractérisent la plupart des travaux font la valeur du recueil qui complète il Dizionario di Letteratura Potenziale publié en 2002.

_____________________________________

Campagnoli a fondé en 1998 un autre groupe, en faveur de la contrainte dure: OPELPO (Opificio di elaborazione potenziale).

Paolo Albani, Le cerniere del colonnello, Ponte alle Grazie, Firenze 1991; www.paoloalbani.it/Protesi.html.

 
Sites Internet : http://www.formules.net/ & http://www.revuefpc.net
Adresse e-mail : revue.formules@wanadoo.fr